Bébés multilingues : entre bienfaits et préjugés

Couples mixtes, issus de l’immigration ou expatriés : de plus en plus de parents élèvent leurs enfants dans le bilinguisme. Si ses avantages sont aujourd’hui reconnus, il n’est pas toujours facile à gérer au quotidien, sans oublier son lot d’idées reçues. Ranka Bijeljac-Babić, psycholinguiste et membre du Laboratoire Psychologie de la perception à l’université Paris-Descartes, fait le point sur l’accompagnement de l’enfant plurilingue.

Temps de lecture : 6 min

à propos du contributeur

So press
Rédaction SoPress

Avec SoPress, la Macif a pour ambition de raconter le quotidien sans filtre.

Que ce soit les familles expatriées ou les familles dont le couple ne parle pas la même langue, beaucoup se posent des questions sur l’apprentissage linguistique. Thibaut et Suzanne en font partie : il y a un an, ces jeunes parents ont accueilli leur premier enfant, prénommé Hugo. Lui est français, elle est américaine et tous deux ont opté pour Copenhague, capitale du Danemark, comme lieu de résidence. Pourquoi faire simple ? « Avant la naissance, on a naturellement lu beaucoup d’articles en ligne, raconte-t-il. On s’est rendu compte qu’il y avait plusieurs écoles : certaines disent qu’il faut garder une langue à la maison et une langue pour l’extérieur. Mais ce qui revenait le plus souvent – c’est ce qu’on fait depuis – c’est que chacun parle sa langue maternelle. Autrement dit, moi le français, l’anglais pour ma compagne. »

Une stratégie que valide Ranka Bijeljac-Babić, psycholinguiste et membre du Laboratoire Psychologie de la perception à l’université Paris-Descartes. « Le plus simple est que les parents parlent la langue dans laquelle ils se sentent le plus à l’aise », affirme-t-elle. Si pour certains parents, il s’agira de leur langue maternelle, cela peut aussi être une langue acquise plus tardivement, voire la langue du pays d’accueil. Le plus important : que l’enfant soit exposé à chaque langue, de manière équilibrée. « Par exemple, sur les livres qu’on achète, on s’assure qu’il ait autant de livres français qu’anglais, poursuit Thibaut. Même chose pour ses jouets qui parlent. »

« Ni handicap ni retard »

S’il n’y a pas de chiffre exact, on estime que plus de la moitié de la population mondiale est bilingue et que deux tiers des enfants dans le monde grandissent dans un environnement où se croisent plusieurs langues. Si les combinaisons linguistiques sont multiples, un élément rassemble les parents bilingues : ils doutent. Cela va-t-il défavoriser mon enfant ? Va-t-il se mettre à parler plus tard que les autres ? La psycholinguiste répond : « Maintenant, on le sait, les études qui existent dans le domaine scientifique sur l’acquisition du langage des enfants bilingues le disent : il n’y a pas de difficultés, il n’y a pas de handicap ni de retard. » Au contraire, le bilinguisme ou plurilinguisme comprend de nombreux bénéfices. Sur le plan cognitif, les enfants sont plus attentifs et repèrent plus facilement les changements. « Ils vont être capables d’utiliser certains processus cérébraux et mentaux, leur permettant de ne pas mélanger les langues, précise Ranka Bijeljac-Babić. Et s’ils la mélangent, contrairement aux idées reçues, ce n’est pas né d’une confusion. C’est juste la possibilité qu’ils ont, d’utiliser plusieurs registres, surtout lorsqu’au début, des mots leur manquent. »

La psycholinguiste a également observé des avantages dits métalinguistiques. Elle s’explique : « Très tôt, les enfants bilingues ont une conscience linguistique, ils réfléchissent à leurs langues. Ils vont faire des comparaisons entre elles de façon totalement spontanée, inconsciente. Des connaissances que les enfants monolingues acquièrent ou utilisent seulement lorsqu’ils commencent à écrire. » Pour finir, on dit des petits plurilingues qu’ils sont plus tolérants. Ils acceptent plus facilement les difficultés de leurs interlocuteurs ou la non-maîtrise complète d’une langue.

Une mémoire protégée

Parler deux langues, c’est deux possibilités d’écrire le monde. « C’est une vraie richesse culturelle », ajoute Ranka Bijeljac-Babić. Un avis que partage le jeune couple franco-américain. Un an s’est passé, Thibaut et Suzanne constatent déjà l’éveil linguistique de Hugo. « Pour le moment, ça concerne des actions répétitives, celles qui composent sa routine du quotidien comme manger, faire dodo, les besoins primaires, observe-t-il. Même s’il ne comprend pas encore qu’il y a une langue d’un côté et une deuxième de l’autre, il comprend déjà des mots dans les deux langues. » Exemple : lorsque son père lui demande un bisou, le petit garçon va immédiatement faire le geste – sans doute le plus mignon – d’envoyer un baiser avec sa main en partant de la bouche. Si sa mère mentionne un « kiss » (l’équivalent en anglais, ndr), l’action sera la même. « Preuve qu’il fait déjà le pont entre nos deux langues maternelles. Il a compris que “bisou” et “kiss” veulent dire la même chose, sans pour autant saisir que d’un côté, c’est en français et en anglais de l’autre. »

Au-delà d’une flexibilité mentale, parler deux ou plusieurs langues pourrait même avoir des bienfaits sur la santé, plus particulièrement sur la mémoire, rapportait le New York Times en avril dernier. Si l’hypothèse n’est pas nouvelle, une récente étude publiée dans la revue Neurobiology of Aging vient la consolider. Après avoir rassemblé près de 750 patients âgés de 59 à 76 ans, des chercheurs allemands ont constaté que « ceux qui déclaraient utiliser deux langues quotidiennement depuis leur plus jeune âge obtenaient de meilleurs résultats aux tests d’apprentissage et de mémoire », que les patients monolingues.

Inutile de se forcer

Attention, cela ne veut pas dire qu’il faut impérativement parler à son enfant dans deux langues différentes. Surtout si l’on en maîtrise qu’une seule. « Si vous souhaitez parler en anglais à votre enfant, pourquoi pas, mais si votre niveau est académique et non “naturel”, ne vous attendez pas à ce qu’il soit bilingue. Ce n’est jamais néfaste, mais la simplicité et le naturel prévalent à tous les projets linguistiques que les parents peuvent avoir parfois à la naissance. » Et qu’en est-il de l’accent ? Certains enfants en garderont un, d’autres non.

« Les gens pensent à tort que l’accent serait la mesure de la maîtrise de la langue. Lorsqu’on apprend deux langues étant petit, on va certainement acquérir de “bons accents” dans les deux langues. Mais une langue va tout de même dominer, influant donc sur l’accent. Ce qui est sûr, c’est que l’accent ne change en rien la maîtrise de la langue. » En août dernier, Hugo a rejoint l’équipe des pingouins au sein d’une crèche danoise. Seul hic : aucun de ses parents ne maîtrise la langue scandinave. « Ce sera l’occasion pour nous d’apprendre enfin trois mots, s’amuse le jeune père. Plus sérieusement, il n’y a aucun souci à ce que notre fils maîtrise le danois, on s’assurera juste de toujours prioriser le français et l’anglais », confie-t-il avant de rappeler l’un des points les plus importants du bilinguisme : une langue non pratiquée, c’est une langue perdue.

Article suivant