En France, on estime que 46 % des mariages se terminent par un divorce. Peut-on dire qu’on ne s’est jamais autant séparés ?
François de Singly : Il faut faire attention avec ces chiffres sur le divorce, car, en France, nous ne disposons pas vraiment d’études statistiques fiables sur la question. Notre méthode de calcul est un peu absurde : on fait le ratio entre le nombre de mariages et le nombre de divorces chaque année. Mais certains divorces concernent des unions conclues il y a dix, vingt ou trente ans, tandis que les mariages sont ceux de l’année en cours. Une chose est sûre, le divorce est une pratique qui s’est largement banalisée. Il y a cinquante ans, très peu d’enfants d’une même classe avaient des parents divorcés, ou si c’était le cas, ce n’était pas verbalisé, voire caché. Aujourd’hui, dans une classe de primaire, avoir des parents divorcés ou être issu d’une famille recomposée n’est plus un marqueur social particulier. Dans l’esprit des jeunes adultes, le divorce fait même partie du mariage. Quant à la séparation, elle fait partie de l’horizon, très probable, de la relation amoureuse. Par ailleurs, les jeunes sont confrontés de plus en plus tôt à la séparation, ce qui en fait une expérience banalisée qui ne les effraie plus tant que ça.
Existe-t-il des explications sociologiques à la banalisation du divorce ?
François de Singly : D’abord, un certain nombre de mesures juridiques ont facilité et assoupli les conditions de divorce. La dernière en date, qui remonte à 2017, permet à un couple de divorcer par consentement mutuel sans juge. Avant cela, en 2004, le divorce pour « altération définitive du lien conjugal », qui remplace le divorce pour rupture de la vie commune, peut être engagé par la volonté d’un seul conjoint et prononcé après deux ans de séparation constatée (contre six auparavant). Par ailleurs, le divorce n’est plus mal vu socialement. Aujourd’hui, la sphère amicale et familiale élargie n’éclate pas, a priori, quand le couple divorce. Ça n’a pas toujours été le cas.
Dans vos ouvrages, vous soutenez que la raison majeure des séparations dans les couples hétéros reste l’émancipation progressive des femmes de la sphère domestique. Pouvez-vous développer ?
François de Singly : Je crois en effet que le moteur absolu de la séparation, c’est le fait que les femmes se mettent à écouter davantage leurs propres attentes, plutôt que celles de la société. Dès le milieu des années 1970, la littérature féministe invite les femmes à penser leur quotidien pour elles-mêmes, à faire de leur construction identitaire une priorité. Or, dans une vie conjugale, les femmes ont nettement plus la sensation d’abandonner une partie d’elles-mêmes. Cela se manifeste concrètement par renoncer à leur nom de jeune fille. Puis à travers l’expérience de la maternité, mettre en pause leur carrière professionnelle. Globalement, dans la conjugalité, les femmes se mettent plus entre parenthèses que les hommes. Cela fait naturellement naître une forte tension entre la volonté d’affirmation de soi et celle de s’engager dans une relation de couple.
Le dernier rapport du HCE révèle que les femmes sont de plus en plus féministes, les hommes de plus en plus masculinistes. Cette forte polarisation est-elle source de davantage de séparations ?
François de Singly : Quand vous entrez dans une librairie aujourd’hui, il y a un espace réservé aux essais féministes, qui contiennent notamment des réflexions autour de la réinvention des formes de l’amour et de la conjugalité, et permettent aux femmes d’envisager des schémas de relations moins aliénants, plus équilibrés. Majoritairement lues par des femmes, elles sont ensuite confrontées aux visions plus traditionnelles des hommes, voire à leur résistance. Résultat : les hommes et les femmes continuent à vivre dans des mondes séparés. Quand vous regardez les taux de féminicides en France et dans le monde, et de fait, la proportion d’hommes qui pensent encore qu’on peut surveiller et tuer par amour… Il est assez naturel que les femmes réfléchissent à deux fois avant de s’engager.
On estime qu’un mariage sur deux ne dure pas plus de 9 ans en France, et que les couples mariés ont tendance à se séparer après 5 ans de mariage. Qu’est-ce qui se passe dans ce moment a priori décisif ?
François de Singly : Là aussi, il faut se méfier des estimations. On a encore très peu d’études fiables sur la durée de vie conjugale. Le seul grand changement aperçu lors de mes études, c’est que les femmes se sont longtemps empêchées de divorcer tant que leurs enfants étaient en bas âge. Cette règle a progressivement disparu parce qu’on est désormais convaincus qu’il vaut mieux être élevé par deux parents aimants séparés que par un couple qui ne s’aime pas, voire qui se détruit.
Pensez-vous que le contexte social, politique et économique peut peser sur la longévité des relations amoureuses ?
François de Singly : Oui, l’anxiété peut avoir des effets sur l’engagement, notamment sur l’incapacité à se projeter en couple dans un monde qui paraît fragilisé et instable. Mais l’histoire nous offre aussi son lot de contre-exemples. En 1943, quand démarre le début du baby-boom – période de remontée exceptionnelle de la fécondité enregistrée dans la plupart des pays développés –, l’époque était peu heureuse et l’horizon très sombre.
Parmi les raisons évoquées pour divorcer, l’infidélité figure en première place et représente 27 % des séparations. Comment interprétez-vous ce chiffre ?
François de Singly : Si la jeunesse est séduite par les nouvelles manières de relationner, la définition de l’amour et les attentes mutuelles dans une relation n’ont paradoxalement pas beaucoup changé. Le vrai changement dans la conception de l’amour hétérosexuel, c’est de comprendre qu’on peut vivre au long de sa vie plusieurs amours, ce qui signe la fin du modèle de l’amour unique. En revanche, il y a encore une reconnaissance assez haute de l’amour, associé à un grand niveau d’exigence, pouvant de fait entraîner des trahisons. Ce qui nous met face à un double constat : on se sépare de plus en plus, certes, mais l’amour se porte bien en tant qu’idéal.
