Les réseaux sociaux ou encore les jeux vidéo en ligne peuvent avoir un impact négatif sur la santé mentale des jeunes. En quoi ces plateformes sont-elles un terrain fertile pour le harcèlement ?
Pascal Minotte, psychologue et chercheur au Centre de référence en santé mentale (CRéSaM) à Namur, en Belgique : C’est vrai que dans l’imaginaire collectif, l’impact pressenti de ces plateformes est plutôt négatif, mais il y a des nuances à apporter. À savoir, pour ce qui est de l’usage des médias sociaux par les adolescents, qu’on observe un léger impact négatif en moyenne et non pas de raz-de-marée de dépression ou de troubles anxieux. Ce qui veut dire aussi, puisqu’on parle de moyenne, que pour certaines personnes, c'est aussi une ressource et une aide. Pour ce qui est du cyberharcèlement, il s’articule généralement à des problématiques de présentiel et à du harcèlement scolaire classique, phénomène qui existe d’ailleurs depuis très longtemps. Pour avoir interviewé beaucoup d’ados confrontés à ces situations, ils ne font d’ailleurs pas spécialement la distinction entre harcèlement et cyberharcèlement. Ce dernier apporte néanmoins certaines nouveautés, comme la question des photos compromettantes.
Romain Huët, maître de conférences en sciences de la communication à l’Université Rennes 2 : Le type d’interactions qu’engagent les réseaux sociaux sont des interactions assez lâches notamment du fait de la possibilité de l’anonymat, mais aussi des contraintes techniques de l’énonciation qui favorisent souvent des interactions extrêmement brèves et en rafale. La distance affective et la distance des corps font que la présence d’autrui ne produit pas la même tonalité affective quand on s’entretient avec lui et qu’on s’autorise peut-être plus de choses que dans la vie ordinaire. L’exercice de l’empathie est beaucoup plus facile dans une co-présence physique que derrière un écran.
Quelles sont les spécificités de cette forme renouvelée du harcèlement scolaire et de son impact sur la santé mentale ?
Pascal Minotte : Il n’y a pas de symptôme spécifique au cyberharcèlement. On trouve chez les jeunes victimes potentiellement tous les symptômes classiques des ados qui ne vont pas bien, comme la détérioration de l'estime de soi. Cela va se manifester à travers des maux de ventre, des maux de tête, de l’absentéisme important à l’école… Bien sûr, l’impact est d’autant plus négatif que la situation est grave et dure longtemps. Ensuite, il y a effectivement des catégories de population, en particulier les 9-13 ans, pour lesquels la prévalence du harcèlement est plus importante. Si on prend le phénomène cyber, on observe que le début de l’adolescence est un moment critique. C’est le moment où les enfants entrent au collège, ils passent dans un autre système où ils ont plus de responsabilités. Et c’est surtout le début de la puberté, les adolescents se cherchent autant en termes d’identité que de sexualité et de rapport aux autres. L’autre chose que l’on observe est que le cyberharcèlement touche en fait autant les filles que les garçons en termes de fréquence, mais que la détresse psychologique que cela entraîne est en moyenne plus importante chez les jeunes filles. Le harcèlement en ligne s’attaque en effet directement aux marqueurs de l’identité féminine, à savoir l’apparence physique, la notion de « respectabilité » – toutes les choses pour lesquelles le regard du public sera plus indulgent concernant les adolescents et les hommes en général. Pourtant le fait de partager des photos intimes n’a rien à voir avec le respect. On a affaire à des phénomènes, en particulier le revenge porn, qui sont éminemment sexistes. Il y a beaucoup de choses à déconstruire en termes de stéréotypes de genre.
Romain Huët : Parmi les thématiques développées par les jeunes faisant appel aux associations de prévention contre le suicide [Romain Huët a été bénévole écoutant dans une telle association, ndlr], celle du harcèlement en faisait partie. Mais de manière générale, il était surtout question de la difficulté à nouer des rapports avec autrui et à s’épanouir relationnellement. Ce qui m’avait marqué dans l’étude que j’ai faite sur la souffrance, y compris chez les jeunes, c’est le très grand sentiment de solitude quand bien même la personne est très bien entourée. Sur les réseaux sociaux, autrui est toujours atteignable et on peut être sur des sujets de conversation extrêmement différents avec 4 ou 5 personnes en même temps. Cela modifie très clairement les rapports sociaux, la capacité à accorder de l’attention à l’autre. Cette solitude peut ainsi s’exprimer de plein de manières différentes, notamment par la difficulté à nouer une certaine consistance relationnelle.
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Comment préserver la santé mentale des jeunes face aux phénomènes de cyberharcèlement ?
Romain Huët : Il faudrait peut-être déjà repenser dès l’école cette relation à autrui sur les réseaux sociaux mais pas seulement. Aujourd’hui, on va faire des cours d’éducation civique mais on réfléchit assez peu à ce qu’est un rapport à autrui alors que c’est la chose la plus nécessaire à nos existences. Pour moi, il faut une vraie politique de l’attention à l’autre et de la sensibilité. Il y a une tendance à une désensibilisation massive, à un assèchement affectif assez fort qui fait qu’on a un rapport beaucoup plus brutal au monde. Je pense que c’est lié au contexte social qui favorise des rapports de concurrence et de compétition.
Pascal Minotte : Il faut aussi aider les jeunes à identifier ce qu’est le harcèlement parce qu’ils n’en n’ont pas toujours conscience, surtout les plus jeunes. Quelle est la différence entre le fait de faire une plaisanterie ou de taquiner quelqu’un et le fait de harceler ? Pour moi, il y a une coresponsabilité de l’école et des parents dans l’éducation des enfants sur ces sujets. La première chose à faire en tant que parent est d’avoir soi-même un comportement exemplaire. Quand on parle de gestion des émotions, certains adultes prêchent la bonne parole mais sont eux-mêmes en grande difficulté au moment de partager leurs émotions avec les enfants.
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Quel rôle les plateformes ont-elles à jouer selon vous ?
Romain Huët : Il est intéressant de regarder comment les interactions sont organisées techniquement et comment elles participent à configurer le dispositif d’interaction. Par exemple, le pouce « j’aime » ou le cœur sont des façons très peu élaborées pour montrer son sentiment à l’égard d’une information. Par exemple, vous mettez une photo sur Instagram qui obtient 45 cœurs. Comment pouvez-vous être rassuré sur la reconnaissance ou sur ce que cela signifie vraiment ? Ces interactions peuvent aussi entraîner des formes de violences beaucoup plus crues : quand on réagit en 280 caractères [sur Twitter, ndlr], il y a des risques que ce soit plus violent parce qu’on n’utilise pas toute la subtilité du langage. L’enjeu serait donc de densifier ces interactions, de donner plus de possibilités de nuance.
Pascal Minotte : Certaines plateformes comme Instagram mettent en place des choses pour signaler les abus ou bloquer quelqu’un sans que la personne ne soit au courant. C’est très bien mais ça vient toujours en complément de l’éducation aux médias et de l’éducation tout court. Je trouve quand même intéressant d’insister aussi sur le fait qu’Internet, notamment pour les minorités qui sont souvent victimes de cyberharcèlement, peut aussi être une ressource. Les personnes LGBTQ+, par exemple, témoignent souvent du fait qu’au début de leur adolescence, c’est sur les médias sociaux qu’elles ont pu trouver des interlocuteurs avec lesquels partager leur vécu.