Pauline a parfois l’impression d’avoir raté quelque chose dans l’éducation de Gaspard et Lucien, ses deux fils âgés de 11 et 14 ans. Elle-même grande lectrice, elle les a élevés dans « un appartement peuplé de romans et de BD », les a emmenés régulièrement dans les librairies et les bibliothèques et s’est astreinte à leur lire des histoires avant le coucher jusqu’à ce que l’un et l’autre passent en CM1. « Je me souviens du plaisir que j’ai eu à les voir se plonger dans la lecture de grands classiques comme la saga Harry Potter ou les romans de Roald Dahl, confie-t-elle. Au petit-déjeuner, ils me racontaient le chapitre qu’ils avaient lu la veille. C’était de très beaux moments d’échange. »
Mais, peu de temps après la rentrée au collège, chacun à leur tour, ses garçons ont progressivement refermé leurs livres. « À part Naruto, ils n’ouvrent plus du tout de bouquins », regrette Pauline, qui met cela à la fois « sur le compte de la crise d’adolescence, des hormones, des écrans et d’une possible réaction à l’éducation que je leur ai donnée ». Si cela l’attriste de ne plus pouvoir partager sa passion avec ses enfants, elle s’inquiète surtout des conséquences de ce désintérêt pour la lecture d’un point de vue scolaire et en termes de culture générale.
Les écrans, fautifs mais…
L’évolution de la relation aux livres de Gaspard et Lucien illustre bien le phénomène qui touche les jeunes collégiens. Selon une étude réalisée par IPSOS et le Centre National du Livre en 2022, si 81 % des jeunes de 7 à 25 ans aiment lire en dehors de l’école, pour les loisirs et par goût personnel, les collégiens, surtout les garçons, lisent moins que les plus jeunes. Entre 13 et 15 ans, les jeunes hommes ne sont plus que 68 % à déclarer bouquiner pour le plaisir. Et les premiers coupables de cette tendance à la baisse seraient les écrans.
En effet, selon la même étude, les jeunes passent en moyenne 3h50 par jour devant un écran. Tandis que celles et ceux d’entre eux qui lisent en dehors du temps scolaire ne consacrent que 3h14 par semaine à la lecture. « Honnêtement, les miens n’y accordent même pas une heure hebdomadaire, alors qu’ils lisaient tous les jours il y a encore quelques années », se désole Pauline. Cependant, certains genres littéraires ont encore la cote chez les ados, à commencer par les romans de fantasy, les dystopies, les ouvrages de science-fiction (les succès de Twilight et Hunger Games l’ont montré), ainsi que les romances et les histoires autour de maladies graves (Nos étoiles contraires, de John Green, par exemple). Autant de catégories auxquelles il faut ajouter les indétrônables mangas, comics et BD, qui continuent à faire fureur chez les jeunes et que l’on aperçoit régulièrement entre leurs mains dans les transports en commun. Les réseaux sociaux jouent parfois un rôle de prescription, à l’image de la communauté Booktok, sur Tik Tok et des chaînes YouTube spécialisées en la matière. D’ailleurs, une partie des jeunes lisent en ligne, via des plateformes. La preuve que les écrans, qui sont en partie responsables de la baisse du temps accordé à la lecture, peuvent aussi inciter à s’y adonner.
Lire pour ne pas perdre le fil
Estelle Brune, professeure de Lettres et Histoire en lycée, explique que les enfants lisent lorsqu’ils sont dans la phase d’apprentissage, celle qui consiste dans « lire pour décoder, pour construire sa grammaire, pour comprendre », et que les enseignants les encouragent à s’entraîner tous les soirs pour consolider ces acquisitions. À partir du CM1-CM2, celles et ceux qui prennent du plaisir à lire ont des chances de rester des lecteurs réguliers, quand les autres risquent de se détacher des livres.
Or, pour la professeure, les élèves qui abandonnent la lecture peuvent être pénalisés dans leur scolarité au collège et au lycée. Elle met en garde : « Quand ils seront confrontés à un texte long en littérature ou en philosophie, s’ils ont perdu l’habitude de se concentrer pour lire, ça leur demandera beaucoup plus d’efforts. Certains de mes élèves n’arrivent tout simplement plus à se poser et à se concentrer sur des mots alignés les uns à côté des autres, à prendre le temps de décortiquer une phrase et son contexte pour comprendre un mot dont ils ne connaissent pas le sens. » Il est donc indispensable de s’exercer à lire des textes comprenant des phrases complexes, que ce soit dans des livres ou des magazines. « En revanche, il ne faut pas lire uniquement des mangas et des BD », prévient Estelle Brune. En effet, s’ils contribuent à un enrichissement de la culture générale et de l’imaginaire, « ils ne permettent pas de développer la maîtrise de la lecture des phrases complexes », précise l’enseignante, qui recommande la lecture de romans et de magazines.
Enrichir son vocabulaire
Une autre inquiétude existe chez les parents d’ados qui ne lisent plus. « J’ai peur que leur niveau en orthographe baisse », s’alarme Pauline. Pourtant, le lien entre une pratique assidue de la lecture et une bonne maîtrise orthographique n’est pas systématique. Certains grands lecteurs butent sur des règles d’orthographe quand des lecteurs occasionnels sont incollables sur celles-ci. Mais, comme le souligne la professeure de lycée, « lire permet d’étoffer son vocabulaire ». Et cela ne passe pas nécessairement par la littérature. « Lire un magazine est parfois aussi enrichissant sur le vocabulaire didactique, explique-t-elle. Par exemple, dans un article sur les otaries, on va trouver un vocabulaire sur lequel on aura moins de chance de tomber dans un roman. »
Alors, qu’il s’agisse de magazines sur les tatouages ou les sports extrêmes, de romans d’heroic fantasy, de mangas ou de classiques de la littérature étudiés en cours, le bon équilibre entre les devoirs et les plaisirs est peut-être de lire un peu de tout, et le plus souvent possible.