Musculation en salle : « La mise en scène constante du corps »

Guillaume Vallet est économiste et sociologue. Professeur des universités en sciences économiques à l’Université Grenoble-Alpes, il est l’auteur d’une thèse en sociologie sur le bodybuilding et vient de publier La Fabrique du muscle (L’Échappée, 2022). Zadig l'a rencontré pour Vous! par Macif.

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Zadig, revue trimestrielle

Avec Zadig, Vous! par Macif plonge dans une grande passion française : le sport

Pour quelles raisons la musculation en salle se développe-t-elle ? À quand remonte ce phénomène ?

Guillaume Vallet : C'est un processus qui apparaît dès le milieu du XIXᵉ siècle en Europe continentale et en Suède, avec la création des premiers gymnases. Dans une société en pleine industrialisation et de plus en plus urbaine, on cherche à occuper les gens pour des raisons hygiénistes et sociales. Le corps devient un objet de fascination que l’on exerce dans des salles spécialisées. À partir des années 1940, le cinéma se démocratise et véhicule une image fantasmée du corps à travers des modèles. C’est en Californie, temple du cinéma, qu’apparaissent les premières grandes salles de musculation. La pratique s’élargit ensuite aux grandes villes du pays, avec des motivations liées au bien-être et à la santé, puis au reste du monde à partir des années 1960, avec des figures comme Arnold Schwarzenegger ou Sylvester Stallone, à la fin des années 1970. Les premières salles dédiées à la musculation arrivent en France au début des années 1980, et sont souvent tenues par d’anciens champions de bodybuilding. Il ne s’agit pas, au départ, d’une pratique de masse ! Et puis l’on assiste, dans les années 1980, à un basculement dans le « capitalisme des vulnérabilités » : l’État se désengage de plus en plus, en particulier dans le domaine de la santé, et le modèle de l’entreprenariat est de plus en plus valorisé. Ainsi, l’individu est incité à trouver lui-même les réponses aux difficultés de son quotidien, en se tournant, par exemple, vers le sport. C'est à partir des années 2000, avec l'arrivée des nouvelles technologies, que se diffusent à grande échelle des salles de musculation qui proposent un ensemble de nouvelles offres (crossfit, cardio, salles low-cost, salles premium, etc.). L’arrivée des réseaux sociaux dans les années 2010 et la mise en scène constante du corps a également encouragé la pratique de la musculation : les jeunes générations veulent produire un corps valorisé.

Le processus du travail du corps dans la salle de musculation met en valeur l’individu : c’est lui qui s’organise, qui planifie les entraînements, et les résultats sont immédiats.

Guillaume Vallet, sociologue

La salle de musculation constitue-t-elle un lieu de brassage social ?

G.V. : Nous sommes dans une pratique de masse. L’idée de se tourner vers son corps pour le développer et mettre en avant une certaine musculature est très partagée. La France compte plus de 13 millions de pratiquants réguliers d’activités liées au fitness et aux sports de combat (pas forcément exercées en salle). Statistiquement, on retrouve beaucoup plus de catégories populaires (65%) dans des activités comme le bodybuilding. Cela peut s’expliquer par la volonté de compenser, par le travail du corps, un travail professionnel dévalorisant. Celui-ci peut être aliénant, on se sent exploité, on est le rouage d’une chaîne, on ne maîtrise pas le produit final… En comparaison, le processus du travail du corps dans la salle de musculation met en valeur l’individu : c’est lui qui s’organise, qui planifie les entraînements, et les résultats sont immédiats. Il y a aussi une fascination de l’objet (ici le corps) qui est d’ordre artisanale : on peut augmenter ou réduire la masse musculaire ici ou là. En revanche, j’ai relevé, lors de mes observations, une dynamique différente pour les cadres qui font du bodybuilding. Pour ceux-ci, il s’agit davantage d’une complémentarité entre leur travail professionnel et leur travail à la salle de musculation. Et si le bodybuilding est plus pratiqué par des catégories populaires, le crossfit [
Contraction de cross fitness (en français : entraînement croisé), qui mélange différentes activités physiques et sportives.], à l’inverse, est beaucoup plus attractif chez les CSP ou les CSP+. Cette activité est souvent exercée en ville, et les abonnements sont plus chers que dans les salles de musculation, où sont parfois pratiqués des prix avantageux. Le crossfit requiert également la présence d’un coach, ce qui augmente encore le prix des séances.

Les femmes sont-elles nombreuses à pratiquer la musculation ? Y a-t-il des différences de pratiques entre les femmes et les hommes ?

G.V. : Oui, les femmes représentent aujourd’hui 63 % du total des pratiquants de sports de forme ! Mais on retrouve encore des différences en termes de vision du muscle, donc des pratiques genrées, même si cela évolue. Les hommes travaillent par exemple davantage les biceps et les pectoraux, parties du corps considérées comme « masculines », quand les femmes travaillent plus les abdos-fessiers, par exemple. Mais ce n’est pas aussi binaire : la musculation est devenue une pratique de masse et chacun essaie d’y trouver son compte, dans une logique individualisée. Il y a des hommes et des femmes qui entrent dans cette logique de différenciation genrée des pratiques, et des femmes bodybuildeuses qui, elles, savent qu’elles cassent les codes classiques de la féminité dans le but de travailler leur corps, sans se préoccuper des normes de genre.

Avec le développement des réseaux sociaux et des plateformes de vidéos en ligne, nombreuses sont les personnes faisant maintenant des exercices de musculation devant leur ordinateur en suivant des influenceurs. Comment analysez-vous ce phénomène ?

G.V. : Les réseaux sociaux fonctionnent à travers la catégorisation et l’acquisition d’un statut social des individus par rapport à l’image et ont tendance à démultiplier les désirs. C’est cette démultiplication qui a créé la demande de coaching en ligne. Mais ce n'est pas une logique égalitaire : comme toutes formes d'entreprises, seules certaines survivent. Les réseaux sociaux diffusent des informations et, dans une perspective capitaliste, ils permettent de vendre de l’information à grande échelle, à des individus qui en ont besoin. De plus, le coût d’entrée pour devenir quelqu’un sur les réseaux sociaux semble très faible : n’importe qui peut considérer qu’il peut mettre en avant son image et ses techniques d’entraînement.

S’agit-il d’une recherche narcissique ou d’un phénomène de construction d'une identité et de valorisation de soi par rapport aux autres ?

G.V. : Le mythe de Narcisse, c’est le mythe de quelqu’un qui s’admire tellement qu’il s’y perd. Dans le cas des bodybuilders et autres adeptes de musculation, y a-t-il une réelle admiration d’eux-mêmes ? S’aiment-ils vraiment ? Ce sont des gens fondamentalement en recherche d'un « meilleur corps ». Cela rappelle davantage la mythologie d'Adonis, jeune homme remarquable par sa beauté : si le fabricant du corps peut se regarder s’entraîner ou admirer ses muscles par l’intermédiaire de son propre regard ou des miroirs omniprésents dans la salle, il le fait indirectement à travers le regard des autres, à la salle ou sur les réseaux sociaux désormais. Cet effet de mirroring social donne une validation à sa « beauté » : ce sont les autres qui construisent celle-ci.

 

Propos recueillis par Emma Flacard

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