Quand vous étiez jeune à Champigny, la cuisine était quelque chose qui vous attirait ?
La cuisine n’était pas un référent dans ma famille. On mangeait utile, il fallait faire un peu attention à l’économie de l’assiette donc était très pratico-pratiques en termes de cuisine. Malgré tout, vous faites un CAP de pâtisserie. Oui, ça commence un peu par hasard. Au départ, je voulais être boulanger mais on m’a conseillé de plutôt faire de la pâtisserie. J’ai suivi un cursus de pâtissier chez les Compagnons du Devoir. Après mes études, j’ai compris que la France n’avait alors pas grand-chose à m’offrir professionnellement et je suis parti vivre en Australie avec mon CAP de pâtisserie sous le bras. Rapidement, je me suis retrouvé à faire plusieurs jobs : un en pâtisserie boulangerie et l’autre en cuisine du Regency, un hôtel de Sydney. Tout le monde me prêtait des compétences parce que j’étais français alors que je n’en avais aucune ! C’est pour ça que j’ai coutume de dire que je suis entré en cuisine par effraction. Et j’ai fini par prendre conscience que la cuisine m’intéressait un petit peu. En rentrant en France, j’ai décidé de passer mon CAPES à l’école Belliard à Paris, et j’ai toqué à la porte des grands chefs.
C’est à ce moment que naît vraiment votre vocation de chef ?
Oui, notamment grâce à ma rencontre avec Bernard Loiseau. Un monsieur qui était vraiment inspirant, lumineux. Il n’avait pas de travail pour moi mais m’avait quand même invité à déjeuner dans son restaurant et nous avions pu échanger. Finalement, j’ai intégré les cuisines du restaurant gastronomique Taillevent. Et très vite, j’ai compris que la cuisine c’était passionnant ! Qu’en étant curieux, discipliné et en ayant la volonté d’apprendre, vous avez la possibilité de sortir un peu des codes, de faire une cuisine différente de celle de votre voisin.
À vous entendre, on a la sensation que la cuisine a des pouvoirs spéciaux ?
Mais oui, bien sûr, parce que la cuisine est un moteur d’intégration et d’acceptation de la diversité extrêmement fort. C’est ça aussi la magie de la cuisine. Si l’on prend l’histoire de la cuisine française, elle a accepté beaucoup de diversité, plus que le monde politique finalement. Beaucoup de communautés se sont imposées par la table. Il suffit de voir que le couscous est l’un des plats préférés des Français pour l’entendre. À Belleville où j’ai grandi, ce sont tour à tour les communautés juives, maghrébines et du sud-est asiatique qui ont ouvert des échoppes et se sont intégrées. Le moteur d’intégration par l’alimentation est fort. Vous avez été parachutiste pendant la guerre du Liban.
Là-bas aussi, vous avez pu voir ce que la nourriture était capable de faire ?
À Beyrouth, toutes les communautés en guerre observaient une trêve tacite pour manger. J’ai un souvenir d’arômes de rue, de tahini. Il y avait plein de choses qui cramaient à droite, à gauche, mais les gens arrivaient quand même à faire de modestes barbecues. La pouvoir de la cuisine, c’est de faire du lien social, c’est la commensalité : avec qui j’accepte de manger ? De partager un moment autour d’un repas ? C’est dans cet esprit que nous sommes en train de créer une école à Medellín, en Colombie, pour réintégrer les anciens FARC (mouvement armé d’opposition au gouvernement colombien né dans les années 1960, ndr).
Vous êtes devenu flexitarien, pourquoi ?
Je ne cherche pas à imposer ma façon de manger aux autres. Moi je suis très content quand les gens mangent de tout. Ça me va très bien. Mais je pense que si on parle d’impact environnemental, alors effectivement, il va falloir diminuer notre consommation de protéines animales. Parce que le circuit de production est très polluant. Donc je préfère que l’on consomme un peu moins de viande mais de meilleure qualité.
Comment ça se traduit dans vos restaurants ?
Schématiquement, je fais en sorte que l’on soit à 20 % de protéine animale dans nos menus. En fait, si on voulait simplifier, on dirait qu’au lieu de faire du bœuf-carottes, on va faire du carottes bœuf. C’est une formule, ça vaut ce que ça vaut. Mais ça parle à tout le monde. Vous aimez le goût du bœuf-carottes ? Très bien alors on va vous proposer un carottes-bœuf, vous allez voir que c’est pas mal non plus. Vous venez d’ouvrir ONOR, le premier restaurant gastronomique à portée « économie sociale et solidaire ».
Concrètement cela veut dire quoi ?
Je crois que l’économie sociale est une économie du futur : c’est une économie qui fait de la croissance en conscience, en ayant impact social et un impact environnemental. ONOR est plus qu’un restaurant, c’est un engagement. Nous avons dix écoles d’inclusion professionnelle et nous proposons aux personnes qui ont suivi nos parcours chez Cuisine Mode d’Emploi(s) ou Boulangerie Mode d’Emploi(s) d’intégrer le restaurant ONOR en tant que salariés. ONOR était un peu le chaînon manquant dans le sens où pour certaines personnes que nous formons, c’était parfois un peu plus dur d’obtenir un poste à responsabilité dans un restaurant gastronomique en raison de leur parcours atypique. ONOR leur permet de rencontrer l’exigence du haut niveau et d’acquérir cette expérience pour la mettre sur leur CV. Nous avons d’ailleurs 10 % de personnes en inclusion sociale dans cette entreprise. Concernant l’impact environnemental, 80 % des produits servis viennent de filières d’agriculture régénérative, c’est-à-dire qu’on sélectionne des fournisseurs au travers du label bleu blanc cœur. Donc l’entreprise ONOR a un impact social et un impact environnemental. Ce qui ne l’empêche pas d’ambitionner de faire de la croissance dans l’économie du luxe, parce que notre but est d’aller chercher la reconnaissance des guides récompensant une cuisine de haut niveau.
Comment est née l’idée du restaurant ?
Elle est l’aboutissement de vingt ans de travail et d’engagement sur l’inclusion. En 2004, j’ai été suis désigné chef de l’année et on a beaucoup parlé de ce que je faisais. Là, je me demande comment aider les gens qui viennent des mêmes quartiers populaires que moi, qui ai grandi entre Belleville et la Cité du Bois-l’Abbé à Champigny-sur-Marne. À l’époque, je rencontre Véronique Colucci. Elle m’invite aux Restos du cœur où je donne des cours de cuisine. Je rencontre une dame qui, elle, donne des cours de français et d’arithmétique. Je me dis alors : « Est-ce qu’on ne peut pas mettre quelque chose en place pour proposer à ces personnes en situation de précarité un projet métier ? » C’est ainsi qu’a démarré la première école Cuisine Mode d’Emploi(s), rue Ménilmontant. Cela a répondu à une demande de gens qui ne pouvaient pas se payer une formation ou de personnes qui souhaitaient retourner à l’emploi au travers d’un projet. En onze semaines, on formait les personnes à retourner dans un projet de cuisinier ou de boulanger et à intégrer une entreprise afin de monter en compétence. Et le mécanisme est parti comme ça. Aujourd’hui, Cuisine Mode d’Emplois, ce sont 10 écoles en France, près de 8 500 personnes formées et 92 % de retour à l’emploi.
À qui s’adressent vos formations ?
Essentiellement à des gens qui ont été à un moment donné à l’écart d’une intégration économique dans ce pays. Cela peut-être des gens en reconversion et qui n’ont pas les moyens de se payer une formation opérante. Des gens éloignés de l’emploi voir très éloignés de l’emploi, en situation de précarité ; par exemple des personnes qui ont connu des accidents de parcours, des vies un peu dures et qui cherchent un moyen de revenir dans une vie active.
Qu’avez-vous appris en vingt de travail sur l’inclusion ?
Je me suis aperçu qu’il y a trois grands modèles qui fonctionnent bien dans l’inclusion : l’art, l’artisanat et le sport. Pourquoi ? Parce que ce sont des cadres éducationnels où vous vous retrouvez face à vous-même Et donc ça vous impose de mettre une énergie et une rigueur particulière au service de votre projet personnel. C’est un engagement qui nécessite par moments un petit accompagnement pour lâcher la main du passé et vous donner la régularité de vous présenter tous les jours pour vous former. Quand vous avez compris cette nécessité, vous avez aussi compris que vous allez pouvoir réussir comme au même titre que tout le monde. Cela va vous permettre de retrouver une verticalité pour vous engager dans la vie. L’ambition au-delà du fait de trouver un emploi, c’est de retrouver un projet. Je crois qu’on n’est plus dans le siècle où l’on va prendre pour argent comptant un emploi par défaut. On veut un projet qui nous ramène à l’emploi.
Pour vous aussi, le sport et la cuisine ont été des écoles de vie ?
Le sport, c’est le premier cadre éducationnel que j’ai rencontré après l’école. Je n’étais pas très bon au collège, donc le judo est devenu un cadre éducationnel. Pourquoi ? Parce qu’on est dans le faire pour apprendre. Si on traduit en français le concept de uchi komi, on pourrait traduire par « observe et tais-toi, apprends et comprends ». Ensuite tu pourras innover. L’école du judo, c’est ça. Observer le geste de l’enseignant, essayer de le reproduire au travers d’un apprentissage régulier. Et ensuite, créer son propre judo. C’est sans nul doute un cadre de vie. Je pense d’ailleurs qu’on n’apprend pas suffisamment aux enfants à observer, à écouter.
La cuisine fonctionne de la même manière ?
Totalement. Mais au-delà de cela, le point commun entre la cuisine et le sport, c’est qu’à un moment donné, vous êtes face à vous-même. La clé pour réussir dans ces deux domaines c’est : rigueur, engagement, régularité. La rigueur est un mot un peu galvaudé, la langue française en a fait quelque chose de très dur. Mais quand vous avez un projet et que vous y mettez la discipline et la détermination nécessaire pour vous y tenir, ça fonctionne. Que ce soit dans le sport ou la cuisine. En revanche, c’est vous qui devez vous l’imposer, pas une autorité quelconque, c’est cela qui fait toute la différence.
C’est aussi ça que vous transmettez ?
J’ai une conviction : l’apprentissage d’un métier est non seulement une arme contre le chômage, mais également le moyen de faire des hommes libres. La première des choses que je dis à mes jeunes collaborateurs est : « Ce n’est pas votre employeur qui protège votre travail, c’est votre curiosité. » Plus vous allez être curieux, plus vous allez apprendre, plus vous allez vous émanciper et moins vous serez dépendant d’une autorité. C’est cette force-là que je souhaite transmettre. Et plus vous êtes instruit dans un métier ou dans une compétence, plus vous avez confiance en vous et en votre valeur. Si vous faites ce métier avec passion, c’est encore plus vrai.
Qu’est-ce que ça veut dire « bien manger » aujourd'hui ?
Je crois qu’il faut être humble. Il y a une forme d’élite qui donne des leçons en permanence sur ce qu’on doit manger, pas manger. Moi, j’essaie déjà de convaincre les gens de refaire la cuisine : même si c’est un œuf dur, une boîte de thon, une salade, ça fait déjà un plat sympa. Il ne faut pas oublier qu’on a un pays qui a construit une fracture sociale dont la conséquence est une alimentation à deux vitesses. Il y a une partie de la population qui a un reste à vivre suffisant pour manger correctement et qui comprend un peu mieux ce qu’elle mange. Et puis une population qui a un reste à vivre qui n’est pas suffisant et qui ne peut se caler que sur les produits ultra-transformés et très peu chers.
C’est impossible de bien manger quand on gagne le SMIC ? Le bien manger n’est pas accessible à tous ?
C’est possible de bien manger si on ne se laisse pas piéger par la consommation. Ma génération est une génération de surconsommateurs. Nous avons vu arriver la grande distribution qui était une sorte de caverne d’Ali Baba où l’on nous promettait de l’opulence et du pouvoir d’achat en échange d’un certain renoncement à la qualité des produits. Nos parents qui travaillaient beaucoup, ont trouvé ça très pratique. Maintenant, on est dans une queue de comète et on voit que ça n’était pas la solution et qu’il faut passer à autre chose. Mais il va falloir éduquer. Pour cela, il n’y a pas mieux que l’école et je pense qu’il faut mettre en place des cours de cuisine à l’école pour former les mangeurs de demain.
Quelles sont les solutions alors ?
Le flexitarisme, reprendre la cuisine, manger moins d’aliments transformés. Là où on se trompe, c’est quand on croit qu’on va gagner de l’argent parce qu’on ne fait pas la cuisine, et qu’on fait ses courses dans un supermarché. L’alimentation est quand même une question de santé publique, la médecine a prouvé que quelqu’un qui mangeait bien présentait moins de risques de pathologie qu’une personne sédentaire qui ne mange que des produits ultra-transformés.
Quel rôle peut jouer le restaurant dans tout ça ?
Un restaurant doit faire une bonne cuisine avec des produits de proximité. Le rôle d’un restaurateur c’est de faire plaisir à ses convives. Aujourd’hui il doit le faire en offrant un peu moins de choix et plus de qualité dans les produits. Je pense qu’on doit retrouver ce qui était l’essence même de nos cuisines : c’est-à-dire un menu avec deux ou trois entrées, un ou deux plats du jour et deux ou trois desserts. Le tout avec des circuits d’achats extrêmement courts et pas de stock.
Vous avez la sensation que les choses vont dans le bon sens ?
Il y a des signaux faibles qui sont enthousiasmants, avec de jeunes restaurateurs qui essaient de faire bouger les lignes et une agriculture française qui est en train de se réformer pour être plus qualitative. Et en même temps d’autres signaux sont inquiétants à mes yeux. Quand je vois que certaines entreprises lèvent cinquante millions de dollars pour faire de la viande in vitro, je me dis qu’on ne va pas dans la bonne direction.
Pour vous ça n’est pas le futur ?
Un futur un peu angoissant alors. Il est essentiel de ne pas couper le mangeur de sa culture, de ses racines, du lien du vivant. Le mangeur ne devient plus qu’un consommateur. Or manger, c’est un acte culturel, quand vous restaurez simplement les gens pour qu’ils tiennent debout, vous faites rapidement des gens qui sont nettement moins intéressants pour partager quelque chose. L’appauvrissement par l’assiette est aussi un appauvrissement culturel, il ne faut pas le négliger.
Un autre de vos combats, et c’est une chose dont on parle assez peu en cuisine, c’est la lutte contre le gaspillage de l’eau ?
Oui parce qu’on refuse de comprendre que l’eau est un ingrédient comme un autre, et que la première chose que nous annonce la recherche pour 2050 et que l’on commence déjà à vivre, c’est le stress hydrique. Quand on voit que pour produire un kilo de champignons, il faut cent litres d’eau, il faut s’interroger. Un légume, c’est en gros 80 % d’eau. Pourquoi met-on dix litres d’eau pour cuire un kilo de haricots verts ? Alors qu’il est possible de faire cuire les légumes quasiment à sec. C’est que l’on a découvert en travaillant avec le chercheur en physico-chimie Raphael Haumont, au Centre français d’innovation culinaire à l’Université Paris-Saclay.
C’est pour mener tous ces combats que vous êtes devenu président de l’Union des métiers et des industries de l’hôtellerie ?
Et aussi pour que l’État prenne conscience que les restaurateurs ont besoin d’aide pour impulser une meilleure alimentation. Aujourd’hui, vous avez de grandes plateformes qui font beaucoup d’argent sans toujours être fiscalisées en France, en jouant sur les faibles marges de petits restaurants et en faisant pédaler des gens qui sont très mal payés. À l’inverse, un artisan qui essaie de défendre un certain nombre de valeurs et de produits paye des charges, des impôts locaux, et tout un tas de choses pour faire vivre sa maison. Il faut savoir que pour réaliser 20 000 € de chiffre d’affaires par semaine, un restaurant a besoin de sept ou huit personnes. Les entreprises qui font de la cuisine numérisée au travers de Uber Eats ou de Deliveroo ont besoin de beaucoup moins de personnel pour le même résultat. Les taxations devraient être un peu revues en conséquence. En tant que président, j’essaie de faire qu’il y ait au moins un peu de parité et l’égalité à ce niveau-là.
Le mook Vous! par Macif #1 est à retrouver ici dans son intégralité.